La valeur ajoutée de l’ergonomie

Publié le : 23 mai 2005
Auteur : Olivier Wiener – www.c2sp.com
Résumé : L’ergonomie a pour but de faciliter l’utilisation des nouvelles technologies. Elle s’intègre dans la démarche de conception de façon à adapter le produit aux habitudes des usagers. La démarche ergonomique est non seulement une garantie de fidélisation de la clientèle, mais elle est aussi une source d’économie. A l’échelle de la Suisse, une meilleure ergonomie des sites web permettrait d’économiser plus de 430 millions de francs*. Certaines initiatives sont lancées dans la Confédération pour disséminer les bonnes pratiques en terme d’ergonomie et d’accessibilité.

Sommaire :

  • Définition de l’ergonomie informatique
  • L’utilisateur des nouvelles technologies
  • Les bénéfices de l’ergonomie
  • L’ergonomie en Suisse
  • L’avenir de la démarche ergonomique

Cet article a été publié en partie dans le quotidien suisse « L’Agefi », le jeudi 7 Avril 2005.

Les grands défis informatiques ne résident plus aujourd’hui dans la technologie, mais dans la relation entre hommes et machines. Pour les relever, des méthodologies groupées sous l’appellation « ergonomie » ont pour but de rendre intuitifs les systèmes et apportent une véritable valeur ajoutée aux entreprises. Afin d’aborder ce sujet de manière agréable et simple, nous avons choisi la formule questions-réponses.

Définition de l’ergonomie informatique

Comment définissez-vous l’ergonomie informatique ?

De nombreuses définitions de l’ergonomie existent, mais pour faire simple, puisqu’il s’agit justement de cela, l’ergonomie a pour but de rendre intuitifs les systèmes informatiques, afin d’améliorer le rapport entre hommes et machines. Le bon ergonome doit donc à la fois maîtriser les aspects techniques (hardware et software) mais aussi comprendre, chez son client, les éléments commerciaux, les processus internes, les stratégies de marketing et de communication afin de mieux positionner et intégrer sa démarche.
En plus de cela, il doit aussi maîtriser certains aspects plus « humains », psychologie de l’utilisateur, processus cognitifs lors de la découverte de nouvelles interfaces, impacts de la taxonomie et de la sémantique sur la navigation.
Sans oublier, bien entendu, qu’il doit pouvoir traduire les besoins exprimés des clients vers les « techniciens » (programmeurs, graphistes), et vice versa… Des qualités qui ne peuvent être acquises qu’à travers une longue expérience. Dans sa démarche, l’ergonome doit toujours (re-) placer l’utilisateur au centre. Il est en effet si facile de s’éloigner ou de perdre de vue cet « élément ». Pour citer Jean-François Nogier, spécialiste français de l’ergonomie, « Les membres de la direction, les designers, les programmeurs ne sont pas les utilisateurs finaux ».
L’industrie informatique étant relativement « jeune », il est intéressant de remarquer qu’elle s’autorise une démarche que n’importe quelle industrie dite mûre, je pense à l’automobile par exemple, ne pourrait pas se permettre, et qui revient à aborder la production de la manière suivante : je construis, je vends, je teste. Imaginez qu’immédiatement après avoir acheté une voiture, vous deviez l’amener au garage pour un service complet. Cette manière d’aborder les choses change heureusement, et c’est là qu’entrent en action les ergonomes.

Voir aussi :

Définition de l’ergonomie

L’utilisateur des nouvelles technologies

Quels sont les points communs des utilisateurs des nouvelles technologies aujourd’hui ?

Tout d’abord, personne ne pourra nier que nous manquons tous d’une ressource, le temps. Élément fondamental pour comprendre la psychologie des internautes aujourd’hui, il conditionne leur façon d’aborder les sites de manière plus déterminante que n’importe quel autre facteur. Comme avec la télévision et sa sur-abondance de programmes, qui nous oblige à « zapper », nous passons par exemple d’un site à l’autre de manière très rapide, en « scannant » les contenus en fonction de ce qui nous intéresse. C’est la raison pour laquelle, les entreprises doivent non seulement offrir une structure très claire, mais aussi un certain nombre de « béquilles » pour faciliter l’accès à l’information recherchée. Sans ces éléments, tout le travail fait en amont pour créer des contenus utiles est simplement perdu. En unissant les savoirs acquis ces dernières années (statistiques, études sur le mouvement des yeux et zones les plus regardées, perception de certains éléments graphiques, bon sens et de l’expérience), on est aujourd’hui capable de créer des sites à la fois fonctionnels, ergonomiques et visuellement agréables.

Ensuite, nous, chasseurs d’informations, impatients et stressés, avons développé des habitudes, de navigation par exemple. Contrer ces habitudes est déjà perçu comme un signe d’hostilité, les forcer est une agression, qui sera sanctionnée par le passage au site suivant. On ne vous propose pas dans les garages des « conduite à gauche », ou des compteurs de vitesse en « miles », il est illogique d’agir de manière similaire dans l’informatique.

Proposer aujourd’hui une navigation a l’opposé de ces usages est simplement suicidaire. Cela correspond, en gros, à installer un labyrinthe à l’entrée de son magasin.

Et nous n’aborderons pas aujourd’hui les différents niveaux de compréhension de la technologie actuelle, de l’utilité objective ou subjective de certaines informations ou services, des problèmes rencontrés par des audiences spécifiques (seniors, handicapés, …).

Les bénéfices de l’ergonomie

A qui s’adresse cette discipline et quels sont les bénéfices de cette approche ?

Aux entreprises soucieuses d’apporter une véritable valeur ajoutée à leurs clients en se centrant sur leurs besoins. A long terme, cette démarche est plus payante que de se concentrer sur le perfectionnement du produit ou du service lui-même : Dell, Amazon, Google, Nokia, Ebay sont là pour prouver que cette stratégie est payante.

D’autant qu’elle génère en plus, comme effet latéral, un très grand potentiel de rétention et de fidélisation: souvenez-vous, les utilisateurs sont résistants aux changements, pourquoi dès lors modifier une habitude, un comportement, lorsque celui-ci apporte non seulement de la valeur, mais fait gagner du temps ? Pourquoi prendre le risque de changer de marque, de produit, lorsque celui-ci est non seulement facile à prendre en main, mais en plus, au quotidien, remplit toutes les fonctions auxquelles il est destiné, et ce de manière simple ? Les portables Nokia, et leurs menus quasiment tous identiques, sont une excellente démonstration de cette stratégie. Si vous changez de marque, vous devez ré-apprendre, pas si vous changez juste de modèle.

D’une manière induite, cette approche provoque un autre effet : le bouche à oreille. Dans la catégorie de ceux qu’on appelle les « early adopters » (les fans des derniers gadgets technologiques), rares sont ceux qui achètent un produit avant d’avoir visité certains forums, groupe de discussion pour voir si le produit en question est plébiscité ou non, s’il est facile à installer, à utiliser. Ainsi, une partie importante de votre effort marketing est faite par vos clients lorsque, bien sûr, le produit répond à leurs attentes. Dans le cas contraire, la sanction est immédiate.

Il y a un autre avantage, non négligeable, dans cette approche, celui concernant les coûts. Plus on teste tôt un produit, un service, un site internet, plus il est facile de corriger ses défauts. Plus vous attendez, plus ces coûts seront élevés. Une étude américaine réalisée par Claire Marie Karat a démontré que :

Pour chaque dollar investi dans l’ergonomie d’un produit, la compagnie reçoit entre 10 et 100 dollars de chiffre d’affaires, améliore la satisfaction de ses clients, et les fidélise. Il est d’autant plus démontré que chaque dollar dépensé pour régler un problème au moment du design, coûte 10 dollars pour régler le même problème pendant la phase de développement et 100 dollars ou plus une fois que le produit a été proposé sur le marché.

Claire Marie Karat, “A business case approach to usability cost justification.”
In, R. Bias and D. Mayhew, Eds. Cost-Justifying Usability, Academic Press, NY, 1994.

Édifiant, non ? Imaginez aussi les économies potentielles faite au niveau des centres d’appels (« call center »). Même si vous ne pouvez pas corriger une lacune immédiatement, vous pouvez préparer vos équipes et anticiper ainsi les questions que ne manqueront pas de vous poser les utilisateurs. Donc même si votre produit est déficient, le fait d’être préparé et d’apporter une solution, même temporaire, vous permettra de regagner leur confiance. Et je ne pense pas que cet aspect là soit négligeable. Faute avouée est à moitié pardonnée, non ?
Et si vous n’êtes pas encore convaincu, nous pouvons prendre un autre exemple : selon une étude récente, 51% des suisses utilisent internet quotidiennement. Le salaire moyen brut en Suisse est d’environ 60.000 francs par année et il travaille en moyenne 1.900 heures (d’ou un salaire horaire brut moyen de 31,60 francs).
Admettons un instant qu’ils perdent une minute par jour à cause de sites mal construits, de navigations hasardeuses, de contenus pas mis à jour et autres problèmes typiquement reliés à une mauvaise ergonomie, pendant les 230 jours ou il travaille (week-end et vacances exclues). Au total, cela représente quelque 13 millions d’heures de travail. A 31 francs de l’heure, nous sommes au-dessus des 430 millions de francs perdus pour l’économie suisse*.

Sur le site de C2SP, calculer le coût d’une mauvaise ergonomie à l’échelle de votre pays ou de votre entreprise.

L’ergonomie en Suisse

Quel est le statut des sites suisses dans ce domaine ?

Il y a des bons et des mauvais élèves. Ceux qui ont des relations quotidiennes avec leurs clients, et qui ont donc un intérêt particulier à rendre leur site le plus utilisable possible, ont fait les plus grands efforts dans ce domaine, je pense notamment à l’UBS, au Shop, ou encore à Factory121 (vente en ligne de montres, un site qui mériterait à lui tout seul des commentaires détaillés puisque réalisé partiellement en Flash, ce qui est plus que rare dans ce domaine). Du côté des PME, la situation est bien moins bonne, et le travail qui reste à accomplir énorme.

Deux raisons à cela : tout d’abord, le manque de moyens concentrés sur cette activité et leur mauvaise utilisation. On privilégie malheureusement le contenant sur le contenu, ce qui se traduit par des sites difficiles à utiliser, lents et d’un intérêt très relatif. Il y a une certaine naïveté dans ce domaine qui pousse à croire (ou à faire croire) qu’on va visiter votre site pour admirer ses qualités graphiques plutôt que les informations ou services qui y sont proposés.

Et la Confédération, les cantons ?

Des efforts remarquables sont fait pour standardiser les sites de la Confédération selon le plus grand nombre possible de « bonnes pratiques ». Marie Moya, Directrice du Webforum de la Confédération à la Chancellerie Fédérale, vient de publier, avec une équipe pluridisciplinaire, deux documents définitifs concernant l’accessibilité et la facilité d’utilisation, ce qui démontre, qu’à ce niveau là, on prend les besoins des utilisateurs au sérieux. Des documents, qui sont d’ailleurs, à la disposition des personnes intéressées.

Se faire une idée de ce qui se passe au niveau cantonal est plus difficile puisque les cantons sont indépendants en la matière, et qu’il n’y a donc pas, à ma connaissance, de démarche commune visant à améliorer la facilité d’utilisation des sites cantonaux. Cependant, le canton de Genève fait figure d’exemple dans sa volonté de créer pour les citoyens des outils utiles et utilisables. Il y a cependant des efforts à faire, notamment au niveau du moteur de recherche.

L’avenir de la démarche ergonomique

Ces prochaines années, quels sont les défis qui s’annoncent dans ce domaine ?

Professionnalisation du métier tout d’abord. Aujourd’hui, n’importe qui peut se prétendre « ergonome » puisqu’il s’agit d’un nouveau métier, en profitant d’un certain flou concernant les formations, puisque celles-ci ne sont ni abordées du même point de vue, ni unanimement reconnues. Le nombre d’agences web affirmant posséder des compétences en la matière est là pour le prouver, surtout lorsqu’on dissèque, de ce point de vue là, leur travail sur certains sites. Je ne saurai rappeler qu’il y a un évident conflit d’intérêt dans la démarche qui prétend à la fois créer un outil et auditer son « utilisabilité ». C’est un peu comme si une société vendant des produits et une organisation de consommateurs étaient attachées à la même holding.

Plus spécifiquement aussi, de nombreux efforts doivent être faits pour encore affiner les méthodologies relatives à l’ergonomie, les normaliser et surtout, de continuer l’effort pour les faire connaître.

Et pour les entreprises ?

A l’instar de la Confédération, le grand défi pour les entreprises sera d’adopter de manière plus systématique les règles communément reconnues et de concentrer les énergies autour des besoins des utilisateurs, qu’ils soient clients ou non. Récemment, le patron d’Amazon a déclaré que :

Si la recette du succès [aujourd’hui] est de dépenser 70% de votre argent pour parler de votre produit et 30% à l’améliorer, cette proportion va s’inverser dans les 20 prochaines années.

Jeff Bezos, PDG Amazon, novembre 2004 (cité par Mark Hurst)

(*) Soit environ 296 millions d’euros (1 euro = 1,450 francs suisses).

Ressources

Bernard Ayer, Urs Paul Holenstein, Wanda Suter, Guichet virtuel: le concept, Chancellerie fédérale suisse

Catherine Marik, Wanda Suter, (2002), Rapport d’évaluation Web Checks Utilisatrices / Utilisateurs – Phase pilote de www.ch.ch

Sources :

  • Office Fédéral de la Statistique : nombre d’habitants, nombre d’heures de travail et salaire moyen brut.
  • Netactuel.com : utilisateurs quotidiens d’internet